samedi 6 février 2021

Au Café (La Rotonde) 1914

AU CAFÉ (La Rotonde) 1914

Joueurs, tous - ou dessinateurs - le soir. La journée ils sont peintres-indépendants : cubistes, futuristes, extrémistes, pointillistes, chiméristes.
Celui-ci a un chapeau haut de forme ; cet autre, pas de chapeau du tout. C'est la foire aux langues : on parle à droite hollandais, à gauche allemand, en avant espagnol, en arrière anglo-américain.
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Une femme de Rops, pâle, grande bouche barrant un nez long, fume sous un chapeau à brides.
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Mimi pinson joue aux échecs avec Rolla
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Une tête glabre d'empereur romain.
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Un "frisé du Montparno", casquette à carreaux et cravate rouge, se ballade les mains dans les poches, à la recherche de qui, de quoi ? Évitez de lui confier sa bourse.
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Oh le joli petit inverti, là-bas, dans le coin, avec sa figure de mignon souffreteux !
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Blondinette, un panier à salade renversé sur la tête, le nez en trompette, fait la moue. Qu'y a-t-il, chère enfant ?
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Une Egyptienne sortie de son sarcophage !
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Deux Américaines laides boivent des rivières de thé et fument inlassablement.
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Un long, long hidalgo. Sa très arrière-grand'mère à fait une politesse à un Maure.
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Une gazelle effarouchée, aux longs yeux, aspire par une paille un liquide opalescent. Puis elle parle avec volubilité.
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"Un Corse à cheveux plats" rêve, tête pâle "que des rêves d'artistes emplissent de merveilles". Il agite doucement une grenadine au kirsch.
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Quatre femmes seules ! Une Académie de femmes sans peintre.
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De quelle steppe d'Asie vient donc cette Toungouse qui marche à grands pas, un bonnet de fourrure enfoncé jusqu'aux yeux ?
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Eh là, la fille au bonnet napolitain ; pourquoi es-tu si laide, avec des chairs flasques ee blêmes, pustulées ?
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Vulcain "boiteux quant au pied" cherche une place introuvable à cette heure, tandis qu'un muletier andalou, à bottes courtes, chapeau à larges ailes, se penche sur l'épaule d'un clown muet.
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Cette fille aux dents cassées se regarde dans la glace ;
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Un tout jeune Wilhelm Meister, rose, joufflu, petits yeux, toujours riant, fait ses années d'apprentissage.
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Petite négresse. Bonnet de foulard sur la tête d'où s'échappe une mousse noire de cheveux. Petit naseau fin sur une grosse bouche. Un air hardi et un corps souple, enveloppé dans un ample manteau. Elle fait une courte apparition, lance quelques mots au vol vers une table, et s'enfuit en riant.

Georges MATISSE
Publié, in Les Marges, tome XVIII, n°70, 15 février 1920.

 

mardi 2 février 2021

La Critique littéraire, artistique et musicale (II)

Mais la critique, appliquée aux œuvres du passé, est nécessairement historique. Pour exercer sa double fonction, d'analyse et de jugement, elle doit sans cesse faire appel à l'histoire. L'analyse des œuvres n'est possible que si on les rattache à des traditions de style qui les expliquent en partie, à une technique générale souvent très différente de la nôtre. Une des tâche principales de la critique est de refaire en quelque sorte l'œuvre avec l'auteur lui-même. Comment y parvenir si l'on ne se met pas d'abord dans l'état d'esprit et dans les habitudes artistiques du temps ? Quant aux jugements, ils doivent prendre fréquemment la forme de comparaisons, marquer en quoi un artiste continue ceux qui le précèdent, annonce ceux qui le suivent, ou se distingue des uns ou des autres. Même les jugements qui prétendent déterminer sans considération de temps la valeur en quelque sorte absolue des œuvres d'art, ou du moins de ce qui reste en elles de vivant pour nous, même ces jugements qui se donnent pour purement esthétiques, gagnent à être éclairés, sinon toujours confirmés, par les témoignages des contemporains.
Paul-Marie Masson, L'Opéra de Rameau, M. Laurens Editeur, 1930 ; "Préface", p. 1. 

lundi 1 février 2021

La Critique littéraire, artistique et musicale (I)

Rien ne me paraît plus ridicule qu'un idéal en matière de critique. Vouloir rapporter toutes les œuvres à une œuvre modèle, se demander si tel livre remplit telles et telles conditions, est le comble de la puérilité à mes yeux. Je ne puis comprendre cette rage de régenter les tempéraments, de faire la leçon à l'esprit créateur. Une œuvre est simplement une libre et haute manifestation d'une personnalité, et dès lors je n'ai plus pour devoir que constater quelle est cette personnalité. Qu'importe la foule ? J'ai là, entre les mains, un individu ; je l'étudie pour lui-même, par curiosité scientifique. La perfection à laquelle je tends est de donner à mes lecteurs l'anatomie rigoureusement exacte du sujet qui m'a été soumis. Moi, j'aurai eu la charge de pénétrer un organisme, de reconstruire un tempérament d'artiste, d'analyser un cœur et une intelligence, selon ma nature ; les lecteurs auront le droit d'admirer ou de blâmer selon la leur.
Émile Zola, "Germinie Lacerteux", in Le Salut public de Lyon, 23 Janvier 1865.